Mémoires de Stront

De mémoire de Stront, nous avons toujours vécu dans la Mole. La grande Mole de la mer du Nord, car nous avons appris depuis qu’il y en avait d’autres. Les maudits humains, que leur nom soit honni, l’appelaient la décharge. Les rapports robots actuels disent que notre croissance aurait été accélérée par les liquides chimiques et les radiations.

Nous n’avons pas toujours été capables de contrôler les rats. A l’origine, nos membres trop courts ne permettaient que de sucer leur sang. Ce ne fut que lorsque nos tentacules ont été assez longs pour toucher leur système nerveux que nous avons pu les diriger. Avec ces premiers corps, nous nous sentions complets.

Au fil des années, nos ancêtres ont appris à injecter des hormones dans l’organisme des hôtes en pleine croissance, pour développer les parties du corps les plus utiles. Les creuseurs développaient leurs mains, les guetteurs leurs oreilles et leur museau, les guerriers leurs dents... De cette époque datent les premiers clans organisés.

Mais nous ne pouvions jamais sortir de la Mole à cause des humains. Les maudits humains, que leur nom soit honni, nous chassaient et nous tuaient à vue. Pire que des insultes, ils ne nous différenciaient même pas des rats ordinaires. Maudits humains, que leur nom soit honni, ont tué nos pères et nos mères sans même savoir que nous existions. Pour leur échapper, nous avons dû vivre dans le fond de la Mole, sous les ordures. Dès que l’un de nous remontait, il était tué. Nous sommes alors restés en bas pendant très, très longtemps, sans essayer de sortir. Nous avons appris la langue et l’écriture des humains à travers leurs déchets, et nous avons vu comment ils détruisaient tout leur entourage, dans leur bêtise et leur aveuglement.

Un jour, une jeune Stront intrépide, Guermaine-Be’ns, défia les interdits de nos ancêtres et sortit de la Mole. Elle avait établi un plan pour éviter les zones humaines, et partit contre l’avis de tous. Alors qu’on la croyait morte, Guermaine-Be’ns revint deux années plus tard, possédant le corps non pas d’un rat, mais d’un animal qu’aucun Stront n’avait jamais vu, un « Renard ». Elle raconta son fantastique voyage : comment elle était parvenue à sortir sans croiser aucun humain, comment elle avait découvert des lieux sans ordures et sans métaux, plein d’herbes, d’arbres, et d’animaux. Et surtout comment, au prix de très longs efforts, elle avait appris à contrôler cette bête étrange.

Guermaine-Be’ns monta une nouvelle expédition, pour retourner dehors accompagnée de quinze autres Stronts. Ils revinrent au bout de huit mois, en possession de plusieurs animaux sauvages, du sanglier au serpent. Se nourrissant du sang de ces hôtes de tailles supérieures, les corps de nos frères avaient eux-mêmes grossi, et se sentaient bien à l’étroit en réessayant de contrôler des rats.
Guermaine-Be’ns reçut le titre exceptionnel de Grande Exploratrice, remis par le conseil des chefs de clan. Nous commençâmes à sortir de plus en plus nombreux de la Mole, apprenant à contrôler et à faire muter les animaux sauvages, en restant toujours loin des zones humaines.

Après plusieurs années de tentatives, Archibald-Mouseline fut le premier d’entre nous à contrôler une créature volante : un faucon. Il suivait une idée précise : explorer le haut de la Mole depuis le ciel, afin de comprendre pourquoi les humains ne nous attaquaient plus. A sa grande surprise, il n’aperçut aucun humain, ni au-dessus, ni autour de la décharge. Le nommant à son tour Grand Explorateur, le conseil des chefs de clan l’encouragea à aller voir plus loin. Archibald-Mouseline découvrit alors les grandes cités humaines, loin des ordures. Il comprit que seuls les plus pauvres vivaient à proximité de la Mole et nous donnaient la chasse. Et en survolant plusieurs villes, puis se posant discrètement pour mieux observer, Archibald-Mouseline surprit des échanges entre machines et fit cette extraordinaire découverte : il ne vivait plus aucun humain sur notre planète.

A son retour, l’euphorie gagna notre peuple. Puis, un grand conseil extraordinaire des chefs de clan eut lieu, dans le bois de Meerdaal, pour décider de la conduite à tenir. La réunion dura une semaine, mais les chefs de clan ne parvinrent pas à un accord, car deux d’entre eux prônaient des futurs bien différents pour notre espèce.

Jean-Picard II, « Le temps des Stronts unis »

Ultimatum au chef de clan »